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Déceptions
   
         
    On se préparait à vivre un événement important, un match pouvant donner le droit à notre club de jouer la prochaine saison en deuxième division.
Après l'échec de l'an dernier nous étions confiants et nombreux à s'être donné rendez-vous dans cette petite ville du Gers en ce beau dimanche de mai.
Nous ne connaissions pas l'équipe adverse sauf qu'elle n'a vait pas obtenu d'aussi bons résultats en poule que notre quinze, terminant premier de sa poule, un groupe solide et serein. Néanmoins, nous n'avions pas sous-estimé cet adversaire, les nôtres s'étaient bien préparé et avaient été mis au vert dans le Gers depuis la veille.
. La partie débuta sur un rythme rapide avec une pression très appuyée de nos adversaires qui se heurtèrent à une excellente défense des nôtres.
Au bout de vingt minutes, les connaisseurs de notre club étaient rassurés: les brillantes individualités de nos opposants n'arriveraient pas à troubler l'excellente organisation, la solidarité des nôtres.
La mi-temps arriva sur le score de 8 à 3 en faveur de l'A.S.B., cela ne reflétait pas l'emprise des nôtres sur le cours du jeu, plusieurs occasions n'avaient pas été concrétisées.
Aussi l'A.S.B. attaqua la deuxième partie avec une détermination encore plus vive mais sans réussite, on assistait à une suite d'occasions prometteuses qui échouaient les unes après les autres à la suite d'une maladresse ou d'une étonnante fébrilité, comme par exemple une arrivée derrière la ligne sans pouvoir aplatir.
Même notre buteur qui s'était révélé un des meilleurs de la poule échouait pour des pénalités bien placées.
La nervosité commençait à nous handicaper, à provoquer des attitudes inhabituelles tandis que nos adversaires profitaient de leurs rares incursions dans notre camp et leur excellent arrière ramena le score à 8-6 puis plaça son équipe devant à 9-8 après un mauvais geste d'un de nos joueurs habituellement très serein.
Menés au score, réduits à quatorze, les nôtres firent preuve d'encore plus de détermination pour renverser la situation mais la malchance, la fébrilité ne permirent pas de réaliser des actions qui semblaient favorables.
C'était la défaite! Un échec inexplicable, injuste qui venait de réduire à néant nos espoirs de montée.
Des soirs de défaite à l'issue d'un match important j'en ai déjà beaucoup connus mais pas comme celui-là, il régnait dans le vestiaire une tristesse écrasante, un silence comme après un malheur contre lequel nous sommes impuissants.
On sentait qu'on ne pouvait expliquer, c'était comme une fatalité qui venait de nous frapper. Personne ne souhaitait écouter une explication, seul le silence convenait pour s'associer à leur peine.
Ce match avait été bien préparé, l'équipe bien entourée, sur le terrain le courage, la volonté étaient au rendez-vous et finalement c'était la défaite face à une équipe largement dominée.
Impossible de ne pas retourner les mêmes questions sans réponse et puis soudain m'est revenu un vieux souvenir que je n'avais pas évoqué depuis si longtemps qu'il aurait dû être oublié: j'ai repensé à "La Pauline" et son mauvais œil.
Jeune enfant, entre les deux guerres, j'allais pêcher chez mon oncle Marcel qui exploitait un moulin au fil de l'eau sur une rivière encaissée dans un vallon sauvage, boisé et broussailleux. C'était un chasseur passionné qui était à l'aise sur ce territoire difficile où il était né.
Un jour, il avait invité pour une journée de chasse un vieux camarade de guerre: Vincent qui dirigeait une entreprise qu'il avait créée dans la ville voisine.
Au programme, la journée était consacrée le matin aux coteaux environnants, c'était la partie la plus importante, le soir serait consacré "aux côtes", domaine privilégié de Marcel.
Dans leur marche d'approche, ils virent une vieille paysanne qui déclencha chez Marcel un juron. Vincent, étonné, appris que la journée était compromise car "La Pauline" avait le mauvais œil.
Mais cela ne troubla nullement Vincent qui sermonna son ami: « A force de vivre dans ton coin tu deviens superstitieux alors que plus personne ne croit à ces sornettes».
Mais Marcel restait soucieux en dirigeant son ami vers une friche broussailleuse où il avait repéré une compagnie de faisans.
Pour cette chasse en terrain peu accidenté ils ne prenaient que le chien de Vincent, un magnifique braque allemand, un excellent quêteur dressé par un professionnel et qui, au cours de sa recherche, ne quittait jamais la zone rapprochée du chasseur.
Très vite, il tomba sur une piste chaude mais ne manquait pas l'arrêt attendu, le gibier piétait à l'abri des ronces pour finalement s'envoler hors de portée, c'était une petite compagnie de faisans sauvages habitués à être chassés.
Un lièvre avait dû être dérangé, le braque trouva le gîte encore tiède. Le reste de la matinée n'apporta aucune occasion sur ce terrain où habituellement ils trouvaient tou¬jours du gibier.
Ils rentrèrent déçus, même pas tirer une cartouche! C'était une grosse déception pour Vincent qui, habituellement, obtenait d'excellents résultats surtout pour le "tir en vol" où son Darne calibre 12 se révélait efficace.
Puis le déjeuner préparé par ma tante réconforta ces deux amis, leur permettant d'é¬voquer de vieux souvenirs.
L'après-midi promettait d'être meilleure, les lapins étaient abondants dans "les côtes" où ils se sentaient en sécurité sous des buissons épineux touffus, mais les deux teckels de Marcel étaient capables de les déloger car ils ne craignaient pas les épineux et pas¬saient dans les moindres coulées.
Les jappements discrets des teckels signifiaient qu'ils venaient de "lever" un lapin, puis ce furent des aboiements furieux devant un terrier où la proie s'était réfugiée.
A chaque fois c'était la même chose, Vincent se montrait de plus en plus de mauvaise humeur, il aurait bien accepté la bredouille complète s'il n'y avait eu la prédiction de Marcel au sujet de "La Pauline", mais là il n'admettait pas et proposa à Marcel de trouver un furet pour obliger les lapins à sortir et faire mentir la prévi¬sion de son ami.
Marcel estimait qu'il ne fallait pas insister, le "père" Hébert avait bien un furet mais il n'avait pas envie de le lui demander.
Le "père" Hébert était un homme âgé qui vivait en solitaire dans un moulin aban donné dans la partie supérieure de la rivière.
C'était un homme estimé, respecté, ancien mécanicien de la Marine Nationale, il fai
sait tout par lui même, il avait réparé et aménagé l'ancien moulin, y avait aménagé une petite pisciculture, un élevage de gibier, il souhaitait vivre en autarcie. Excellent bricoleur, il était toujours prêt à dépanner les personnes du village et n'acceptait pas de se faire payer.
Marcel lui expliqua l'objet de sa démarche, la rencontre avec "la Pauline", leur décep tion. Le "père" Hébert écoutait et réfléchissait.
« - Écoute Marcel, ce n'est pas une période pour le furetage, avec laphase actuelle de la lune, presque tous les lapins sont aux terriers, je le vois dans mon élevage.
Les lapins qui ont été poursuivis ne sortiront pas, le furet en tuera un ou deux au fond du terrier, boira le sang et s'endormira pour une journée.
Vous resterez bredouilles et malheureux d'avoir perdu mon furet. C'est pourquoi je dois vous le refuser. Ecoutez-moi les enfants: déPosez votre artillerie et venez vous asseoir, nous allons goûter une vieille eau-de-vie de prune qui vous apportera une certaine satisfaction.
Je ne sais pas si "La Pauline" a le mauvais œil, on le dit, mais ça ne concerne pas les chasseurs. .. Je sais un peu pourquoi. Vincent, tu vis en ville, mais ici il reste encore des croyances ancestrales, il se passe encore des événements qui échappent à l'explication rationnelle. Dans mon métier, j'ai connu des populations qui ont conservé des pratiques venues du fond des âges et j'ai souvent été étonné de ce que je voyais. A cette éPoque, j'étais sur une vedette mise à disposition du Service de Santé, nous naviguions sur le Congo. .. »
J'ai été étonné du retour dans ma mémoire de cette anecdote que l'oncle Marcel nous
a souvent raconté, je croyais l'avoir oublié, aujourd'hui plus personne n'y croirait, c etait une autre epoque.
Revenant sur terre, je trouvais, dans un autre souvenir, une autre explication qui tenait mieux la route.
Il y a déjà longtemps, un entraîneur qui n'a pas fait école prétendait que pour une équipe, il était important d'agir de manière à conforter son mental.
Il estimait que si tout le monde savait qu'une action réussie améliorait l'esprit du groupe, on ignorait les conséquences d'une attaque manquée. Il prétendait que chaque échec pompait de l'énergie, réduisait la confiance et entraînait petit à petit une fébrilité destructrice.
Il interdisait les attaques de loin ou mal placées, il fallait choisir des occasions favora¬bles et y mettre toute son énergie.
Il a été oublié, sa méthode était difficile à appliquer mais il avait raison de combattre les échecs prévisibles.
En dominant la partie, nous avons peut-être entamé notre confiance dans des attaques trop nombreuses et pas assez préparées. Le doute s'est installé, amenant la fébrilité, cause essentielle de notre défaite.

Raymond BRUNEAU