Par J.-L. Garet    
   

Ah qui donc me rendra la senteur des grenades
Le goudron de juillet collant à mes sandales
Le parler tôt levé de la rumeur gasconne
Et ces pavés mouillés d'où les rêves remontent


Place de la République, dans le magasin de Marcel Suarès, nous évoquons l'avant-guerre et ressuscitons le passé.
- « Tu te rappelles le vieux CHALON? »
Parce que, bien sûr, le rappel des souvenirs d'enfance, cela passe obligatoirement par l'école communale. Boulevard Alsace-Lorraine, l'ancienne école de garçons occupait l'emplacement de l'actuelle école de filles - on voit qu'elle a peu bougé. Je me souviens de l'une des classes, celle des cinquièmes sauf erreur, où opérait une institutrice qui ne rigolait pas tous les jours. Le plafond en était incroyablement bas et l'humidité qui y suintait - comme elle suintait le long des murs - se traduisait souvent en gouttières. La salle, pour des raisons de surcharge scolaire, avait été prise sur le logement de la concierge... Preuve que se posait aussi à l'époque le problème des locaux, mais peut-être ce genre de soucis était-il alors supporté avec plus de patience et servait-il moins d'occasion à incriminer les responsables. Je me rappelle encore une autre de ces salles où, pendant quelque temps, deux « maîtres» juxtaposés s'efforcèrent d'apprendre à lire à 70 petits Français et... Espagnols, entassés.
Telle quelle, araignée au centre de sa toile, l'école Saint-Esprit rassemblait - théoriquement pour six ans, c'est-à-dire jusqu'au certificat d'études - tout un petit peuple venu de près ou de loin de la rue Sainte-Catherine ou du boulevard Jean d’Amou, de l'abattoir ou de la gare, de la rue Maubec ou de la citadelle (la cita!); il en venait jusque de Saint Bernard, d'où arrivaient, entre autres, Paul Maye et Jean Dauger. « Le vieux Chalon », avec ses lorgnons noirs et son air pas commode, n'était sans doute pas si vieux que ça. Mais, outre que les adultes sont toujours chargés d'années pour les enfants c'était un moyen pratique de le désigner à partir du jour où son fils - « le jeune » - lui fut envoyé comme adjoint. Cependant la municipalité GARAT, avant de sombrer dans l'affaire Stavisky et de révéler à la France le surnom savoureux de « la villa Chagrin », décidait de sacrifier la place de la Course et, sur un espace ainsi élargi, faisait construire le nouveau groupe scolaire Jules Ferry, inauguré en 1930. Une tradition déjà ancrée d'enseignants d'élite continua de s'y maintenir: LABARERE, BOURDEL OLALAINTY, ce sont des noms dont on se souvient ici. Plus quelques autres, qui ne sont pas eux non plus oubliés tout à fait...
Marcel Suarès est un bon guide. Non seulement il est né à Saint-Esprit, mais son père, son grand père y sont nés aussi: qui dit mieux? Nous revoyons ensemble ce qui s'en est allé et ce qui reste autour de la place de la République, autre pôle de ce quartier Saint-Esprit dont elle aussi a porté naguère le nOm. Une banque a relayé la vieille droguerie CANTON; disparus de même, le salon de coiffure MOMAS et la librairie vétuste qui lui était attenante, etc., etc. ... Le changement le plus évident a trait à la destruction de l'ancienne Inscription Maritime. Elle se dressait devant la gare, et il faut bien dire qu'elle en bouchait les abords. Pendant longtemps, présida à ses destinées un homme de haute conscience et de bon conseil, récemment disparu, Paul HOURMAGNOU. La gare S.N.C.F. se trouve ainsi aujourd'hui aérée d'une large place, moins vaste toutefois que certains ne l'avaient initialement espéré, puisqu'il n'a pas été possible de toucher à l'ensemble classé qui englobe l'église. Ces transformations rendent d'autant mieux sensible ce qui demeure: le café de la Meuse, les hôtels, les deux pharmacies représentent les éléments durables et sont là pour témoigner de la permanence d'une place, d'un quartier, d'une ville.
Permanence relative, on vient de le voir, quand on arrive de Bayonne - traduire: le centre-ville, la route du Boucau désormais se prend paradoxalement à droite, et non plus à gauche. Le long du fleuve, la voie ferrée n'existe plus, qui conduisait ses wagons à la maison de l'Izarra. Les murs des immeubles ont cessé à peu près de servir de frontons improvisés. Les garçons ne jouent plus aux sens sur les places publiques. On ne joue plus aux quilles, mais quelquefois aux boules, sinon au bowling. On va chercher plus loin des plaisirs et des jeux plus coûteux, en apparence plus raffinés, plus prestigieux en tous cas. Des mini-ZUP, si j'ose dire, ont poussé un peu partout. Dans les rues, le chantonnement des parlers basques remplace de plus en plus les inflexions gasconnes et leur riche musique. Et les dents des gamins ne mordent plus à même la grenade.
Pourtant l'Adour continue d'étaler sa noblesse tranquille. Aux yeux de beaucoup d'habitants de la rive droite - ceux qui se plaisent à dire: Saint Esprit n'est pas Bayonne -, le fleuve continue de séparer bien plus qu'il ne réunit. Patriotisme de quartier qui se concevait mieux jadis, avant que le pont Saint-Esprit ne soit sillonnés par les trams, puis les autobus, avant qu'il ait été doublé du « nouveau pont ». Patriotisme de quartier dont les excès mêmes sont sympathiques puisqu'on sait bien qu'ils ne peuvent être nuisibles. Mais aussi patriotisme de quartier entretenu par l'existence du club, la renaissance de l'A.S.B en 1962, l'installation de son siège social à Saint-Esprit en 1971 - bref les grandes retrouvailIes dont il est question ailleurs.
« L'A.S.B, j'avais seize ans, me dit Suarès, et j'y jouais en équipe première. » Je commence par le regarder, incrédule, et puis je me souviens avoir été déjà une fois sceptique à son endroit. C'était en 1940. A la faveur d'une permission, nous nous étions rencontrés à Bayonne - à Saint-Esprit. Il m'avait dit sa hâte de retourner au front. J'ai des excuses à lui présenter: je ne l'avais pas cru tout à fait ce jour-là. J'avais tort. Il n'était pas encore « FLEAU »
Il ne bluffait pas.