Le rugby aux hormones
   
 

Des clubs de plus en plus nombreux, toujours plus de licenciés, de spectateurs sur les gradins des stades, des recettes de plus en plus massives : c'est la vogue du rugby depuis 20 ans. Les quatre samedis de l'hiver et du printemps où la France dispute « Les Cinq Nations », pendant l'heure et demie où les postes de télévision agglutinent par milliers les familles, on peut avoir le sentiment que l'activité nationale est suspendue... Face à cette ampleur de réussite, les dirigeants fédéraux devraient semble-t-il, incliner à l'optimisme et montrer des visages hilares. Il n'en est rien. Outre qu'ils ont en général le bon sens de se savoir pour peu de choses dans ce succès, on les voit surtout soucieux et préoccupé! Il y a de quoi : le rugby victime de sa gloire, le thème est désormais banal.

Phénomène économique et social, le rugby est devenu une affaire. Les animateurs le savent bien que, aux défaites répétées de l'équipe, correspondent les diminutions de recettes. Il faut gagner. On cherche à gagner à tous prix. Dans les coulisses, on attire par tous les moyens le joueur dont on estime avoir besoin. Du bord des touches, on entend des conseils ignobles aux joueurs interpellés, du genre: « Dis donc, toi! J’espère que Duchnock, tu vas lui faire sa fête ". Effectivement... Après quoi, les copains de Duchnock s'emploient de leur mieux à venger Duchenock abattu. Or, ici, la nuance est souvent imperceptible entre ce qui est dur, mais licite et ce qui est dangereux et illicite. En cela réside précisément pour les coupables les chances d'impunité: de sorte que certains jouent sur le velours. Ainsi sur le terrain se multiplient les gestes susceptibles de mettre l'adversaire hors d'état de jouer les coups de chaussures à crampons distribués dans les têtes ne sont plus hélas! Exceptionnels. Et la violence gagne les tribunes dans l'exaspération des chauvinismes locaux. Cela n'est pas supportable. Il n'est pas tolérable que des garçons - qui ne sont pas des gringalets - nous disent que maintenant ils ont peur à leur entrée sur un terrain de rugby. Il n'est pas tolérable que des arbitres qui ne sont pas des poltrons - n'osent pas sanctionner l'équipe locale parce qu'ils redoutent pour eux-mêmes les réactions des supporters et de la foule.

Que le rugby, avec ces pratiques, soit faussé dans l'esprit, tout le monde en est bien convaincu. Mais on peut se demander s'il n'est pas voué à l'être aussi de plus en plus dans sa forme. Toujours en vue du même but, la victoire - une victoire pour laquelle on oublie les raisons du vaincu - on ne vise pas seulement à améliorer la condition physique, on vise à développer la densité physique. D'ici peu, les trois-quarts centre, cher Jean Dauger, ne chercheront plus à percer, à crocheter, à cadrer. Ils seront des gaillards de 95 kg pour 1 m. 90 capables de moins de onze secondes aux cent mètres. Ils fonceront droit devant eux, en renversant les obstacles sur leur passage. On peut s'attendre à une course au gigantisme, semblable à celui du basket, avec ses vedettes de plus de deux mètres de haut. Et il y aurait, vers l'an 2000, des super-rugbymens nourris aux hormones...

Le remède efficace à ces maux serait, bien sûr, dans l'évolution des mentalités collectives: sans être d'un pessimisme excessif, on peut affirmer qu'elle n'est pas pour demain. Alors, que faire dans le présent, si on ne veut pas assister à la dégradation croissante du jeu, si on veut éviter un glissement vers un type de « rugby américain ", à joueurs cuirassés et casqués?

André Alvarez, cette année, a formulé un projet de répression du jeu brutal qui part d'un bon naturel et qui témoigne d'excellentes intentions : on doit reconnaître qu'il n'a pas beaucoup de chances d'être adopté et appliqué. Il faudrait des sanctions brutales contre la brutalité ; il faudrait que l'on sache bien à l'avance qu'elles risquent de ne pas frapper les vrais coupables (comment voir tout ce qui se passe sur un terrain, comment voir tout ce qui se passe dans une mêlée?); il faudrait que, en dépit de ce sérieux inconvénient, on soit prêt à les accepter; il faudrait que les brebis galeuses ne puissent pas espérer être accueillies dans une autre Fédération et dans un autre sport. Il faudrait tout cela: il n'est pas interdit de rêver.

Propos peu optimistes, dira-t-on? Conclusion peu encourageante, pensera-t-on? Soit. Mais une façon modeste de sauvegarder l'avenir, c'est aussi d'œuvrer à l'échelle du club, d'y entreprendre une action d'éducation, de surveillance, de moralité! A cette tâche, l'Association Sportive Bayonnaise, pour sa part, ne manquera pas.

 
                J.-L. GARET.  
                           
  P.S. - Il n'est pas un Bayonnais qui ne se soit réjoui pour Bayonne de la bonne saison réalisée en Division nationale par l'autre club de rugby de la ville. Que ses joueurs trouvent ici l'expression de nos félicitations. Et aussi leurs deux entraîneurs - hommes de talent et de caractère - comme tout le monde sait.  
G.