LE JEU DUR
 
     

Evoquer le jeu dur en matière de rugby, ne constitue certainement pas un sujet inédit. On a beaucoup écrit sur ce chapitre et organisé des débats qui avaient le mérite de traduire la sincérité des censeurs, la virulence des accusateurs et la bonne foi de tous ceux qui estiment œuvrer, dans un esprit louable, pour la meilleure cause possible. Mais il faut bien se rendre à l'évidence: ces dialogues de sourds n'ont guère réussi jusqu'ici à panser ce que l'on appelle communément « la plaie du rugby ».
Quels remèdes y apporter pour empêcher ces excès? Le problème a été longtemps débattu et revient périodique ment sur le tapis. Les enseignements nous prouvent hélas! Que la solution n'a pas encore été trouvée.
Au-delà des palabres et tergiversations qu'entretiennent les variations du jeu dur, nous avons demandé à trois anciens internationaux qui occupent maintenant des fonctions importantes au sein de leurs clubs respectifs, de nous dire quelles étaient, selon leurs sentiments, les racines essentielles de cet état d'esprit dont s'inspirent malheureusement trop souvent quelques-unes de nos équipes pour défigurer le rugby tel que l'avait conçu William Webb Ellis... en l'an de grâce 1823.

1. - « LES INTERETS DES CLUBS ONT PREVALU SUR LA VERITE SPORTIVE »

« Le rugby se détériore, c'est l'évidence même. Certes, cette discipline ne saurait être comparée à aucune autre, car sa rudesse exceptionnelle et la complexité de ses règles lui donnent à la fois un visage redoutable et secret. Mais de là à le faire basculer dans la violence et, partant, dans une existence incertaine, est un acte inadmissible dont se montrent pourtant coupables certains de nos rugbymen d'aujourd’hui. Sont-ils les plus à blâmer? Oui, dans la mesure où sur un terrain, la responsabilité de leurs actes leur appartient pleinement. Mais l'on ne saurait omettre l'influence néfaste de leurs dirigeants qui, sous le prétexte de maintenir le club au premier rang de la compétition et d'adopter une politique de grandeur dont ils savent fort bien qu'ils n'en ont pas les moyens, poussent ces mêmes joueurs à user de procédés interdits pour parvenir à leurs fins. La mauvaise éducation de ces responsables de sociétés sportives qui se servent trop souvent de celles-ci pour entretenir leur propre prestige et garantir ce qu'ils appellent « les intérêts du club ", déteint sur le comportement de leurs hommes et gangrène le rugby.
Mais ces faits ne peuvent heureusement détourner de leur chemin ceux qui estiment à juste titre que dans ce jeu qui tire sa noblesse de ses qualités fondamentales, il y a de quoi séduire les esprits jeunes et audacieux. Les principes sur lesquels ils repose, les initiatives qu'il autorise et l'enthousiasme qu'il suscite, attribuent au rugby des vertus incomparables que nous sommes encore nombreux à cultiver en France. Et notre rôle est précisément de dénoncer les abus et condamner tous ceux qui ne respecteraient pas les lois de la vérité sportive. »

2. - « UN ENVIRONNEMENT NEFASTE »

« Le rugby est un jeu viril par tradition et d'aucuns prétendent même que c'est là l'une de ses principales vertus. Autrefois, les affrontements étaient tout autant dénués d'aménité, mais restaient tout de même dans le cadre de la loyauté. Les quelques mauvais coups, car il y en a toujours eu, se réglaient entre avants alors qu'à présent, ils semblent se généraliser à tous les niveaux de certaines équipes. Chaque génération a ses mœurs particulières. Je n'excuse pas la violence qui a toujours' été l'arme des faibles, mais je ne partage pas l'opinion de ceux qui tendraient à ne s'en prendre qu'aux fautifs incriminés. Si le rugby s'est quelque peu défloré, c'est à cause de la mansuétude des dirigeants et éducateurs. Il appartient, en effet, à ceux-ci d'éliminer de leurs troupeaux les brebis galeuses. Car les actes de brutalité sont généralement le fait de récidivistes.
En les renvoyant chez eux, leurs responsables ne serviront que mieux la cause du rugby. Autre élément contribuant à durcir le jeu la nécessité de vaincre. Là encore, une précision s'impose. On peut très bien gagner un match sans tricher. C'est une question d'état d'esprit, et d'éducation sportive. Une équipe sûre de ses possibilités, maîtresse de ses réflexes et animée de saines ambitions, ne flétrira pas sa réputation par des gestes répréhensibles. Par contre, une formation instable sur ses bases et techniquement inférieure à sa rivale, aura tendance à user de procédés illicites afin de réussir l'exploit du jour. Enfin, autre point crucial c'est la publicité trop importante que l'on accorde aux rencontres. A force d'entendre qu'ils ne doivent absolument pas perdre tel ou tel match soi-disant capital, les joueurs sont obnubilés par l'idée de ne pas perdre. Et d'employer alors d'emblée les moyens qui s'imposent à leurs yeux pour démolir l'adversaire et le rendre plus vulnérable. Cet environnement est tout aussi néfaste que la mauvaise conscience de certains dirigeants. »

3. - « UN JEU QUI PERD SES ELITES »

« Force est de reconnaître qu'au fil des années, le rugby perd de sa noblesse pour ne plus être pratiqué par l'élite des sportifs. Faute d'éducation, trop de joueurs confondent à présent l'engagement physique avec la violence. Au lieude se défendre, ils agressent et les plus lâches d'entre eux se laissent aller aux plus sordides provocations. Le rugby est avant tout un état d'âme. Toutes les valeurs physiques et morales y trouvent leur justification, les recherches tactiques le disputant à l'intelligence de manœuvre. Pour le pratiquer, il faut avoir la foi, les qualités requises en matière d'expression individuelle et de discipline collective et aussi la certitude d'être en mesure à chaque instant de contrôler ses instincts et respecter l'adversaire. Ces traditions se perdent hélas! De nos jours à cause des impératifs d'une compétition de plus en plus cruelle et des nécessités financières qui s'y rattachent.
Il y a parfois discordance de vues entre l'entraîneur qui est là pour enrichir le répertoire technique de ses hommes et le dirigeant beaucoup plus soucieux des résultats enregistrés dont dépendront la vie du club qu'intéressé par la manière de jouer de son équipe. Ainsi, par la faute de responsables et éducateurs abusifs, le rugby perd de sa dignité et de son lustre. Les valeurs morales s'amenuisent à mesure que les passions s'accentuent et il faudrait être bien naïf pour croire un seul instant que ces méthodes dites modernes, où la force aveugle l'emporte sur les idées créatrices, ne conduiront pas à la destruction des principes dont se sont inspirés ses novateurs pour faire du rugby un jeu complet, loyal, attrayant et réservé à des hommes de bonne fréquentation. »

Il est indéniable que le prestige du rugby s'est largement amplifié au cours de cette dernière décennie à la faveur d'une propagande de bon aloi et de résultats flatteurs obtenus sur le plan international. Il n'en demeure pas moins qu'il reste à la merci de son « succès» que redoutent un peu des éducateurs et entraîneurs à l'image de ceux que nous avons questionnés. Le rugby est fait de courage et de générosité, de discipline et de dévouement. Il devrait le rester en dehors des passions populaires même si l'intelligence de quelques-uns de ses pratiquants n'a jamais dépassé la ligne des vingt-deux mètres.

En conclusion, nous citerons Henri Garcia, qui dans l'un de ses livres, a comparé le rugby à un alcool de grande valeur qu'il faut boire lentement en compagnie d'amis sûrs. « L'offrir en abondance à des personnes de mauvaise qualité, serait conduire aux plus dangereuses folies.