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L'esprit de club - Souvenirs et réflexions

 

Beaucoup d'encre a été versée pour définir ce que l'on appelle l'esprit de club ou l'esprit de clocher. Il est en effet difficile d'appréhender le lien affectif, la dépendance sentimentale qui nous rivent au club ou au clocher. Aussi pour y parvenir, faut-il se référer à quel­ques exemples concrets. Celui que je vous propose est du domaine du passé. J'ai grand plaisir à vous le raconter.

J'ai passé mon enfance dans une rue du quartier Saint-Esprit dont les habitants et ceux du boulevard qui lui est perpendiculaire, avaient créé une Amicale - de nos jours toujours t1orissante d'ailleurs - dont les acti­vités "festayres" lui avaient acquis une notoriété cer­taine. Aux dires de connaisseurs évidemment impar­tiaux, elle organisait les plus belles fêtes de quartier qui puissent se trouver. Chaque premier week-end de sep­tembre, les deux rues pavoisaient et se paraient de magnifiques guirlandes de lierre piquées de t1eurs en papier rouges et bleues, couleurs de l'Amicale. Toute la population participait aux préparatifs de ces fêtes et les dames, qui n'avaient rien de patronnesses se mobi­lisaient pour la confection des guirlandes et des t1eurs. C'était l'occasion pour tous de prouver combien était vivace l'esprit de clocher, l'esprit de l'Amicale.

Or, j'avais pour voisine, au premier étage de la bâtisse sans caractére que j'habitais, une veuve prénom­mée Hortense, ancienne "kaskarot" de profession dont la promotion sociale, avec les ans, s'était confortée. Elle tenait à l'époque, un étal de poissons, aux halles de Bayonne. Elle s'y rendait trois fois par semaine, panier sous le bras. C'était encore, malgré ses cinquante ans, une accorte personne. Le port de tête demeurait altier, le chignon arrogant, la démarche delurée. L'œil était vif, la lèvre finement dessinée, le verbe haut en cou­leurs et selon les dires de ceux qui l'avaient connue jeune, elle était passée sans vergogne de belle garce à maîtresse femme. Très tôt levée, il lui arrivait, le lundi notamment, de musarder à sa fenêtre pour découvrir les premières activités de la rue ; le passage des ouvriers à vélo, en bleu de travail, la musette en bandoulière, celui des laitières sur leur calèche, livrant leur lait au détail, dans des mesures en étain. Elle aimait tailler bavette, avec le balayeur de rues qui poussait sa petite charrette "voirie municipale n° 38" de laquelle émer­geaient les manches de la pelle et du balai. Elle échan­geait de la même façon quelques facéties, avec le petit bossu de chez Caïffa qui avait troqué son triporteur de livraison pour une 2 CV et dont elle disait qu'il avait deux bosses: celle que maintes fois, elle avait furtive­ment caressée et la bosse du commerce. Il lui arrivait également, et ce n'était pas rare, d'encourager Ray­mond le Fou, pauvre hère qui descendait en courant de son Grand Basque et qui laissait allégrement échap­per un bruit odorant en doublant quelque passant faus­sement horrifié tant Raymond était connu. Or, ce lundi-là!

Il faut dire que Hortense n'avait pas que des amies. Elle trouvait disgrâce notamment auprès de la mère

 

Denface, bonne femme au bec d'aigle, à la lèvre pin­cée qui sous des airs de bourgeoise toujours offusquée, étendait son autorité, faute de ne pouvoir l'étendre, ail­leurs, sur sa seule famille: sur son mari d'abord, petit fonctionnaire de petite taille, propre, insignifiant, inter­dit de bistrot et dont Hortense disait de lui, que dès qu'il rentrait à la maison, il n'avait pas besoin d'ouvrir les contrevents pour entendre gronder l'orage; sur Ger­trude, sa fille cadette, laquelle subissait tous les matins, en partant à l'école, le chapelet de recommandations que lui lançait sa mère: «Gertrude, fais attention en traversant la rue ». « Gertrude, dépêche-toi, tu vas arri­ver en retard ». « Gertrude ceci, Gertrude cela ».

Or ce lundi-là, Hortense, agacée par tant de jérémia­des et profitant de ce que la mère Denface reprenait sa respiration, lança à la cantonade, en contrefaisant la voix aigrelette de sa rivale, un savoureux « Gertrude, merde! ».

Vous conviendrez qu'une telle intervention n'était pas faite pour améliorer les rapports de Hortense et de la mère Denface. Les choses s'envenimèrent; elles s'ignorèrent, se détestèrent.

L'on se rencontrait cependant une fois dans l'année. Savez-vous à quelle occasion? C'était lorsque les dames de l'Amicale, qui n'avaient toujours rien de patronnes­ses, se réunissaient pour confectionner les guirlandes des fêtes du quartier. Ces jours-là, Hortense et la mère Denface participaient au travail en commun et se fai­saient bonne mine. L'esprit de l'Amicale triomphait des rancœurs et des rivalités.

D'aucuns me diront que ce n'était pas la peine de remonter si loin dans le temps pour trouver des exem­ples aussi significatifs. Je le reconnais. J'en ai en mémoire, de plus récents; celui de tel président de com­mission qui pleure de joie à l'issue du match qui con­sacre notre remontée en deuxième division, celui de diri­geants talentueux et opiniâtres qui donnent le meilleur d'eux-mêmes pour organiser et réussir le triathlon; celui enfin de la mobilisation de tous pour asseoir la réussite de cette journée. Oui, cet esprit se manifeste encore et c'est heureux. Il est cependant, à craindre qu'il ne s'estompe, ne s'altère. Dans la société actuelle, l'individu en général méconnaît son voisinage, s'inté­resse davantage à son confort, à sa petite personne. Il s'emmitout1e le plus souvent dans une indépendance à sa mesure, se réfugie dans un égoïsme qu'il juge de bon aloi, considère avec un certain détachement les con­cepts pour lui abstraits de la participation, de la cama­raderie, de la reconnaissance. C'est un fait de société et c'est là le danger.

Aussi est-il temps de s'attacher à conforter l'esprit de club pris au sens le plus noble du terme, celui qui balayant les rancunes ou les querelles, effaçant les mes­quineries et les rivalités, mobilise les cœurs et les éner­gies. C'est cet esprit-là qu'il nous faut cultiver pour le plus grand bien de notre A.S.B.

 

R.S.