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PENALITE INVERSEE

 

Depuis trois semaines Henri repassait dans sa tête les images de ce triste dimanche, mais, aujourd'hui sa décision était prise et c'est ce qui l'amenait chez son oncle Vincent.

Vincent son parrain avait toujours été un soutien attentif et chaleureux qui lui avait communiqué son goût de la nature et attendait la fin de la carrière sportive, de celui qu'il continuait d'appeler "Titou", pour l'initier à sa grande passion: la chasse.

Après les civilités d'usage Titou lui annonça l'objet de sa visite. Vois-tu parrain, je tenais à te mettre au courant le premier: j'ai décidé d'arrêter le rugby et, si tu es toujours d'accord, je voudrais faire "l'ouverture" de la chasse avec toi, cette année.

- Bien sûr, je suis toujours d'accord mais ta décision, qui t'appar­tient, m'étonne, tu connais mon principe "il faut faire les choses comme elles doivent être faites et au moment où elles doivent l'être". Je pense que pour toi le moment n'est pas arrivé, à 26 ans tu as encore devant toi des possibilités de bien des joies sportives dans la chaude camaraderie de tes équipiers. l'ai peur que tu le regrettes beaucoup, surtout quand nous rentrerons bredouilles.

Enfin, c'est ton problème, si tu n'aimes plus le rugby...

- Il y a des choses que je regretterai mais je ne peux plus supporter un arbitrage de plus en plus tatillon, impossible, quand il n'est pas orienté.

C'est notre dernier match qui a fait déborder la coupe, tu as sans doute eu des échos...

On jouait la montre. A 5 minutes de la fin nous menions 8 à 6 sous une pluie battante face à une équipe qui se contentait de défendre en utilisant tous les mauvais arguments, rarement sanctionnés d'ailleurs. L'arbitre venait de nous accorder une pénalité à la suite d'un placage à retardement brutal qui laissa notre joueur inanimé. C'est alors que j'ai dit à l'arbitre qu'avec son arbitrage à sens uni­que cela devait arriver. La réaction a été immédiate, pénalité inversée, réussie, 9 à 8 nous avons perdu.

Dégoûté, honteux, je suis parti sans vouloir écouter l'entraîneur ni mes camarades qui cherchaient à me retenir, à me réconforter. Trois semaines se sont écoulées, je ne jouerai plus, tout est faussé par un arbitrage de plus en plus mauvais. C'est fini.

- C'est un véritable procès que tu fais là !

A mon âge, l'expérience, le recul et une pointe de bon sens me font voir les choses sous un autre jour et mon affection pour toi m'oblige à te parler sans détour, à essayer de juger avec objectivité. Il faudrait peut-être vous rappeler que le rugby est un sport exigeant qui, à ses débuts, et encore dans certains pays, était réservéà une élite capable de tendre vers ce qu'aujourd'hui dans les milieux économiques on appelle "l'excellence".

Maintenant l'enjeu du championnat fait qu'une défaite même justifiée est mal acceptée, c'est un échec qui appelle une explication.

 

Les équipes, comme les hommes, réagissent suivant leur mentalité à un échec: Les unes cherchent une solution dans le travail, la rigueur, les autres se contentent d'une excuse, toujours la même, qui à l'avantage de regrouper joueurs, dirigeants, supporters, ça marche parfaitement bien, sauf qu'un jour il n'y aura plus de candidat pour jouer le rôle de bouc émissaire. L'arbitre joue ce rôle qui a toujours existé depuis le début du monde dans les communautés en difficulté. En 1350 en France on a massacré les juifs, accusés d'avoir empoisonné les sources, au début de la peste noire. Aujourd'hui c'est moins grave mais c'est toujours la même démarche, ça évite de se remettre en cause.

- Ecoute, parrain, on voit bien que tu n'es plus dans le bain, il faut voir les réactions devant des décisions incompréhensibles, souvent le capitaine est obligé de demander...

- Tu évoques là un problème que je trouve vraiment irritant. Par rapport à un passé récent vous bénéficiez d'éducateurs diplômés, de moyens audio-visuels performants. De leur côté, les arbitres utilisent aujourd'hui des gestes conventionnels pour faire connaître la nature de la faute et malgré cela les contestations prolifèrent! Quand je vois un capitaine se diriger vers l'arbitre je me demande comment je réagirais à sa place. Il doit se demander si on le juge incompétent ou si ce capitaine est vraiment si ignare des règles.

- Tu ne vas tout de même pas me dire qu'ils ne commettent jamais d'erreur?

- Non bien sûr, les arbitres sont des hommes comme nous mais ils bénéficient d'une connaissance approfondie des règles et d'une expérience pratique précieuse. Ils peuvent aussi être joyeux ou tristes quand ils font le bilan de leur après-midi. Ils sentent très bien quand ils n'ont pas été "bons". Vous devriez accepter l'arbrite dans le même esprit qu'à la pelote. Quand ta balle est fausse tu ne discutes jamais, je ne comprends pas que des garçons si disciplinés sur une "cancha" peuvent devenir si contestataires sur une pelouse.

J'allais oublier de te dire que j'ai rencontré le Président qui m'a parlé de toi. Il est inquiet de ne plus te voir, même au repas annuel. Il m'a raconté ce match décevant et estime qu'il pouvait être gagné malgré ce coup malheureux s'il avait été attaqué avec p1us de détermination.

Ce manque de dynamisme inquiète les dirigeants qui comptent absolument sur toi, sur ton exemple de courage et de souci de la condition physique.

Pour en revenir à l'objet de ta visite, il n'y a plus de temps à perdre, il te faut préparer l'examen de chasse, ce n'est plus comme de mon temps! Je vais m'informer pour les dates d'inscription et d'examen. Il faut que tu achètes le manuel, si tu veux je te conseillerai. - Merci parrain, je vais réfléchir à tout ça, mais ce n'est peut­être pas encore cette année que j'aurai le plaisir de faire l"'ouverture" avec toi.

 

R.BRUNEAU